Luc 17, 11-19 – Un sur dix

Pasteur Bernard Mourou

Le récit des dix lépreux qui nous occupe aujourd’hui se place dans un ensemble, commencé quelques chapitres plus tôt, qui a pour objet la montée de Jésus à Jérusalem et qui se terminera, comme on le sait, par la Passion. Dans ce long passage, Luc cherche à faire découvrir le mystère du salut qui sera apporté par la mort et la résurrection de Jésus.

D’habitude, Luc n’est pas avare de précisions et ses textes fourmillent souvent de détails pittoresques, mais ce n’est pas le cas dans ce récit. Nous sommes au contraire frappés par le caractère vague de ce passage : la seule précision qu’il nous donne, c’est que les lépreux sont dix. C’est tout. Le reste est très flou. Mais cette imprécision générale a un avantage : elle permet de faire ressortir la quintessence du propos.

Dix lépreux. Pourquoi dix ? Pourquoi pas neuf, ou onze, ou quinze ? Faut-il voir dans ce nombre rond une imprécision de plus, ou bien une allusion aux Dix commandements, que les juifs appellent les Dix paroles ?

En tous cas nous devons nous contenter de ce seul détail. Pour le reste, et notamment pour la localisation géographique, le texte reste particulièrement vague : Luc ne nous donne pas le nom du village et nous ne savons pas exactement où ces guérisons ont lieu. Et puis, toujours en matière de géographie, nous sommes surpris de voir que Luc place la Samarie avant la Galilée sur l’itinéraire vers Jérusalem, alors que la Samarie se trouve entre la Galilée et la Judée. Mais cela nous donne un indice et nous met sur la voie pour une bonne compréhension de ce texte : la mention de la Samarie vise un but théologique.

On le sait, les populations juive et samaritaine se détestent. Les samaritains se différentient des juifs sur plusieurs points. Entre autres choses, ils ont :

  • un corpus de textes différent : le seul Pentateuque, c’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible, au lieu de la Bible hébraïque et des écrits rabbiniques
  • un lieu de culte différent : le mont Garizim au lieu du Temple de Jérusalem
  • un calendrier de fêtes différent

Les Evangiles se servent parfois de cette opposition entre juifs et samaritains pour remettre les juifs, et notamment les pharisiens, à leur place. C’est le cas ici. Celui qui a la meilleure attitude est un Samaritain. Ce n’est pas anodin. C’était déjà le cas dans la « parabole du bon Samaritain », que Jésus raconte aux pharisiens et dans laquelle un homme laissé pour mort sur le bord du chemin va être ignoré par un prêtre et un lévite mais sera pris en charge par un samaritain. Mais notre texte ne laisse rien paraître de cette animosité entre juifs et samaritains. Les personnages de ce récit ne sont pas définis par leur appartenance religieuse, mais par leur état de santé : ce ne sont plus que des lépreux. En fait, c’est la maladie, la lèpre, qui les réunit. Il convient de dire que la lèpre dans l’Ancien Testament est avant tout une impureté de la peau et diffère de ce que nous appelons lèpre aujourd’hui. Mais quoi qu’il en soit, le lépreux est, dans la société de cette époque, un exclu social, un paria. Il est considéré comme impur sur le plan religieux. Le livre du lévitique le dit clairement : Le lépreux habitera à l’écart, son habitation sera hors du camp.

Chacun de ces lépreux fait ce que l’on attend de lui : aucun ne s’approche des personnes saines, tous se tiennent à distance de Jésus et de ses disciples. Cela mérite d’être signalé, parce que ce n’est pas toujours le cas, dans les Evangiles, des lépreux qui attendent une guérison.

Oui, ces lépreux sont disciplinés et respectueux des usages, sauf qu’au lieu de dire « Impur, impur » pour prévenir ceux qu’ils risqueraient de contaminer, ils crient « Prends pitié de nous ! » Ensuite, toujours dans cette attitude qui respecte les convenances, ils vont se montrer aux prêtres selon les prescriptions de leur religion, comme s’ils avaient déjà été guéris. Et c’est en chemin, en cours de route, nous dit le texte, que leur guérison se produit. Elle intervient à distance, non parce que Jésus aurait peur d’approcher ces lépreux : il a montré à d’autres reprises qu’il n’hésitait pas à le faire, et les Evangiles rapportent d’autres guérisons à distance, par exemple lorsqu’il guérit le fils du centurion. Mais ici, on ne sait pas exactement à quel instant elle se produit, ni si elle intervient exactement en même temps pour tous les dix. Là encore on peut relever l’imprécision de notre texte : on nous dit juste qu’ils sont en route pour faire constater leur état par un prêtre. Dans le judaïsme de l’époque, le prêtre a pour rôle de réparer tout ce qui a besoin de l’être, et lorsque les choses sont revenues dans l’ordre, de constater cela formellement, d’une manière objective. Sur ce point il n’y a pas de différence notoire entre juifs et samaritains : les samaritains ont aussi leurs propres prêtres.

Dix lépreux ont été guéris, mais seul le samaritain reconnaissant est déclaré être sauvé. Or il était doublement impur : il était impur du fait de son appartenance religieuse, et il était impur à cause de la lèpre. Les neuf autres ont donné la priorité à l’application de la Loi. Sont-ils reconnaissants ? On ne sait pas. Sont-ils revenus remercier Jésus ? Il semble que non. Et même s’ils étaient revenus vers lui après avoir été rétablis dans leur pureté par le prêtre, l’auraient-ils retrouvé à l’endroit où ils l’avaient laissé ? Le texte n’en dit rien, mais en tous cas il y a des chances que leur reconnaissance différée n’ait jamais pu s’exprimer. Le week-end dernier, j’étais à Leinfelden et c’était la fête des moissons. C’est une belle coutume. Toutes les églises, catholiques ou protestantes, étaient décorées par des courges, des pommes, et toutes sortes de légumes et de fruits qui. C’est un moment de l’année liturgique propre aux pays germaniques et liée à une culture agricole. En France cette tradition n’a jamais vu le jour, sauf en Alsace. Pourtant, elle invite à la reconnaissance, et une reconnaissance en entraîne d’autres.Quant aux neuf autres lépreux, ils profitent de leur guérison sans un regard pour celui qui l’a permise, sans entretenir les liens de la reconnaissance, sans voir dans leur guérison un signe salutaire. Ils n’ont pas compris qu’à travers leur guérison, Jésus leur adressait un signe, et qu’il les libérait.

Le samaritain, lui, se révèle plus sage qu’eux : avant d’aller trouver le prêtre, il revient d’abord vers Jésus. Il se souvient, il n’est pas dans une obéissance automatique, et sa mémoire le conduit vers la reconnaissance. Ce texte nous dit que la reconnaissance doit s’exprimer sans tarder, sans être différée, avant qu’elle soit oubliée ou qu’elle ne puisse plus s’exprimer.

Amen

 

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