Pendant longtemps, devant les difficultés que les croyants rencontraient dans leur vie, les Eglises leur ont promis la disparition de toutes les souffrances dans le ciel. Et puis un glissement s’est opéré, et on n’a pas hésité à affirmer que la souffrance se transformerait en récompense pour le croyant une fois dans le ciel.
C’était réconfortant. On endormait les gens. Plus ils souffraient, plus ils pouvaient espérer une grande récompense. Ainsi ils acceptaient plus facilement la souffrance dans leurs existences, et quand ils étaient plus fervents que la moyenne, parfois même ils la recherchaient. Le dolorisme était né.
Et il faut reconnaître que notre texte d’aujourd’hui a pu servir à donner à cette vision des choses un certain poids.
Et puis le discours des Eglises a changé, et on a dit que la souffrance était absurde, qu’elle n’apportait rien. On a voulu faire voir aux croyants que la vie éternelle commençait sur la terre et que pour être heureux au ciel il fallait d’abord être heureux sur terre. Le christianisme est ainsi parfois devenu une voie vers le bonheur par un épanouissement personnel.
Pour ma part, aucun de ces discours ne me convainc. Et je ne crois pas que nous pouvons nous servir de ce texte pour soutenir l’un ou l’autre de ces points de vue.
En fait, nous avons ici non pas un récit, mais une parabole. Or dans une parabole, nous ne devons pas chercher un sens à chaque détail, mais trouver le point qu’elle cherche à faire comprendre. En tant que parabole, ce texte ne vise pas à décrire ce qui se passe dans la vie éternelle. D’ailleurs, contrairement à d’autres livres sacrés, la Bible ne nous dit absolument rien sur la vie éternelle, ni dans cet Evangile, ni ailleurs. Il faut voir dans cette parabole une simple histoire qui n’a pas pour but de nous rassurer, mais, comme tous les autres textes biblqiques, à nous remettre en question.
Cette parabole insiste sur les particularités de deux personnages :
– le premier personnage a réussi sa vie : il porte des vêtements élégants, il a une belle maison, il fréquente la meilleure société, il organise des fêtes somptueuses ; il ne lui manque qu’une seule chose pour quelqu’un en vue : il n’a pas de nom ;
– celui qui a un nom, c’est le second personnage ; c’est d’ailleurs la seule fois qu’un personnage de parabole porte un nom. Lazare : Dieu a secouru, c’est la signification de son nom ; pourtant, lui, c’est un clochard, le type même de celui que l’on ne regarde pas ; ce pauvre homme est indigent, il n’a rien à manger, il est malade et à la rue.
Finalement, l’un est juste un homme riche parmi d’autres, mais l’autre est connu de Dieu sous le nom deLazare.
Attardons-nous un peu sur ce nom. Savez-vous ce que signifie Lazare ? Cela veut dire Dieu a secouru. Vous allez me dire que ce Lazare porte bien mal son nom. C’est vrai : son nom est en complet décalage avec la réalité, et on pourrait même dire qu’il est une insulte à l’honneur de Dieu. A cause de son nom, sa vie ne glorifie pas Dieu, au contraire : elle jette l’opprobre sur lui.
Lazare nous rappelle un autre personnage biblique : il nous rappelle Job, qui lui aussi était couvert d’ulcères. Quand on voit ce pauvre clochard, on pense comme les amis de Job que Dieu ne l’a pas secouru. En quelque sorte, Lazare en est la preuve vivante. Il y a de l’humour dans ce texte, mais c’est de l’humour noir.
Comment peut-on porter ce nom de Lazare quand on est, comme lui, couvert d’ulcères. C’est plutôt cet homme riche qui devrait s’appeler Lazare.
Et puis la vie continue et il se produit ce qui arrive un jour à tout être humain : la mort frappe d’abord le pauvre Lazare, comme pour nous rappeler que sa vie a été écourtée. Puis un jour elle frappe aussi l’homme riche. Pour continuer sur le mode de l’injustice, on peut imaginer des funérailles somptueuses pour le premier. Mais après ?
Eh bien dans l’au-delà, toujours d’après notre histoire – dont je vous rappelle qu’elle ne nous dit rien sur la vie future – tout s’inverse : Lazare jouit du bonheur éternel auprès d’Abraham, le père des croyants, tandis que le riche est torturé dans les flammes et souffre atrocement. C’est un renversement total de situation.
Alors, dans ses tourments, il se met à crier. Il crie, cependant non pas à Dieu, comme on pourrait s’y attendre, mais à… Abraham. Il appelle « père ». Pas de doute, c’est notre homme riche est un bon juif qui croit que son salut se trouve non pas en Dieu, mais en ses origines juives, dans le fait qu’il est fils d’Abraham.
Et là, le texte devient de plus en plus surréaliste : Abraham lui répond. Il lui répond en le renvoyant à Moïse et aux prophètes, c’est-à-dire aux Ecritures, à la totalité des Ecritures, qui se composent comme on le sait de la Torah (Moïse), et des autres livres. La manière d’amener cela est peut-être maladroite, mais la chose est dite : c’est le primat des Ecritures qui est rappelé.
C’est tout à fait dans la logique de la Bible hébraïque, puisque que le tout premier commandement auquel sont invités les juifs, avant les dix commandements et toutes les prescriptions dont ils sont suivis, c’est l’injonction d’écouter, « Ecoute, Israël »[1], cette prière du « Shema Israel », que tout juif pieux, aujourd’hui encore, récite chaque jour.
Et puis Abraham lui dit que l’abîme qui le sépare de Lazare, cet abîme qu’il avait lui-même instauré entre lui et Lazare reste pour l’éternité. Cet abîme, c’est en fait notre homme riche qui l’a lui-même qui l’a instauré sur terre en n’ayant aucune considération, aucune compassion pour cet indigent qu’il rencontrait tous les jours devant la porte de sa maison. Dans le texte, Lazare reste d’ailleurs tout près de lui.
Alors, cette parabole qui nous frustre peut-être en ne nous révélant rien de l’au-delà, a un message bien concret pour nos existences : elle nous dit que toute prétention à vivre seuls et à ignorer l’autre est mal inspirée, car nous sommes tous reliés les uns aux autres, et tous interdépendants. Et si, comme le nom de Lazare nous le rappelle, Dieu est bien celui qui secourt, c’est à travers nos semblables qu’il le fait, et nous sommes invités à ne pas vivre en ne regardant que nous-mêmes et ceux qui nous ressemblent, mais à avoir un regard pour les autres, y compris ceux qui sont le plus différents de nous. Ainsi, ce nom de Dieu, Dieu a secouru, gardera tout son sens.
Amen.
Bernard Mourou