Les paraboles de Jésus défient parfois notre bon sens et notre logique. C’est le cas de cette histoire que Jésus raconte à ses disciples, que nous connaissons sous le titre de « parabole du gérant habile ». Cette histoire est paradoxale. Pour bien la comprendre, le mieux c’est peut-être de l’actualiser.
Imaginons le propriétaire d’une entreprise qui mettrait à sa tête un dirigeant. Mais c’est une erreur de recrutement : avec le temps il se révèle incompétent ; pour sauver l’entreprise, il faut que celui qui l’a embauché s’en sépare ; lorsqu’il apprend qu’il va être congédié, il aggrave encore son cas et se met à détourner de l’argent pour se faire des amis, des gens qui pourront l’aider quand il n’aura plus d’emploi ; et là, contre toute attente le propriétaire le félicite. On ne comprend plus.
Cette parabole est l’une des plus surprenantes de tout l’Evangile. Certes, toute parabole comporte des éléments curieux, car les paraboles de Jésus servent à interpeler les gens. Dans une parabole, il y a souvent un élément provocateur qui cherche à susciter notre réflexion.
Ce qui nous interpelle dans cette parabole, ce sont ces félicitations inattendues.
Maintenant lisons attentivement : il y a d’autres éléments étranges dans ce texte, et ils prennent place dans le discours de Jésus. Il s’agit d’une sorte de conclusion à cette parabole. Voici ce qu’il dit : Les fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière. Et puis Jésus donne à ses disciples ce conseil : Faites-vous des amis avec l’argent malhonnête. Enfin, l’argent est qualifié de malhonnête, ou, selon une autre traduction, de trompeur.
Je vous invite à commencer par cette dernière remarque : l’argent est trompeur. Qu’est-ce que cela veut dire ? Lorsqu’un client donne son argent à un commerçant, même si celui-ci vérifie parfois que le billet n’est pas un faux, il a confiance dans l’argent qu’il reçoit.
L’argent représente bien une valeur d’échange. Ce n’est donc pas pour cette raison que l’argent est qualifié de « trompeur ». Il l’est en fait pour une autre raison.
Est-ce que vous vous êtes déjà posé la question de savoir pourquoi certains sont riches et d’autres pauvres, pourquoi certains ont des salaires élevés – que l’on pense par exemple aux dirigeants de grandes entreprises, aux sportifs de haut niveau ou à certains artistes – et que d’autres gagnent à peine de quoi vivre ? C’est simple : certains sont en capacité de répondre à ce que la société attend d’eux et d’autres n’y arrivent pas ou y arrivent mal. Ce sont les règles de l’économie.
Mais quand on réfléchit, quelle que soit notre activité, nous gagnons l’argent selon les capacités que nous avons. Or si nous sommes responsables du travail que nous fournissons, nous ne sommes pas responsables des capacités, petites ou grandes, que nous avons reçues.
Et puis nous savons bien que l’argent est entaché d’injustice, et nous avons du mal à comprendre qu’un footballeur gagne des sommes astronomiques tandis que l’habitant d’un pays en voie de développement ne parviendra pas toujours à faire vivre sa famille, même s’il travaille quinze heures par jour.
En fait, ce gérant indélicat se distingue par un trait peu commun : il ne se soumet pas aux règles de l’économie. Aucune économie ne peut résister à de telles pratiques, et le propriétaire de cette entreprise a intérêt de se sépare de lui au plus vite. D’un point de vue pratique, cet homme ne doit pas continuer à sévir. En fait, il applique d’autres règles.
Quelles règles applique-t-il ? Eh bien, il pousse à l’extrême cette idée que l’argent est un don et il le donne à des gens qui ne l’on pas mérité. En allant plus loin, on pourrait dire qu’il applique non pas les règles que requiert l’économie, mais les règles qui prévalent dans le Royaume de Dieu. En effet,
Sur un plan purement économique, cet homme est une catastrophe. Mais d’un point de vue philosophique, le propriétaire a raison de lui adresser ces félicitations.
Avec cette parabole, Jésus veut souligner non pas la malhonnêteté de cet homme : Jésus n’est pas un moralisateur. Non, il veut souligner son aptitude à comprendre une loi du royaume.
Car cet homme sort de l’ordinaire. Mais ce n’est pas en tant que gérant qu’il se distingue : il est parfaitement nul, tout le monde en conviendra. Non, il se distingue pour sa sagesse, même si sa sagesse est totalement amorale : il a compris qu’il pouvait se servir de cet argent pour se sauver lui-même.
Cette parabole, Jésus ne l’adresse pas aux pharisiens comme les précédentes, mais à ses disciples, c’est-à-dire à chacun d’entre nous. Avec elle, il veut nous inviter à avoir déjà sur cette terre un juste rapport à l’argent.
Aujourd’hui, c’est l’argent qui fait la loi. Etre disciples de Jésus, cela nous demande d’assumer un décalage avec la société.
Mais ce n’est pas nouveau, comme nous l’avons vu avec notre première lecture : le prophète Amos vitupère déjà contre ses contemporains quand ils disent : Quand donc la nouvelle lune sera-t-elle finie, que nous puissions vendre du grain, et le sabbat, que nous puissions ouvrir les sacs de blé ? Il dénonce ceux qui achètent des indigents pour de l’argent et un pauvre pour une paire de sandales.
Cela nous rappelle étrangement notre monde actuel où, surtout dans les pays du Sud, beaucoup travaillent très dur pour un salaire de misère.
L’argent est nécessaire comme moyen, mais pas pour lui-même. Montesquieu disait que l’argent est un bon serviteur mais un mauvais maître.
Cette parabole pose la question de notre rapport à l’argent. Si nous pensons qu’il peut nous apporter la sécurité, nous en faisons une idole qui vient remplacer Dieu. Cette idole, cette puissance spirituelle qui se cache derrière l’argent, les Juifs l’appelaient Mammon.
Ce texte nous parle à nous aujourd’hui. Il nous invite à avoir un juste rapport à l’argent, c’est-à-dire à l’utiliser, non comme un but, mais comme un moyen pour réaliser des buts légitimes. Un de ces buts consiste à faire vivre notre Eglise et nous pourrons y penser tout à l’heure pendant l’offrande.
Amen.
Bernard Mourou