Ce passage met devant nous une scène idyllique : voici une foule immense, rassemblée autour de Jésus, sur une herbe printanière qui rappelle les verts pâturages du Psaume 23 ; c’est une foule qui a su faire passer les biens spirituels avant les biens matériels en écoutant la Parole de Dieu.
La foule n’est pas toujours à l’honneur dans les Evangiles. Nous garderons tous en mémoire qu’en présence de Ponce Pilate c’est la foule qui a demandé l’exécution de Jésus. Mais la foule dont on nous parle ici est exemplaire : elle s’est rassemblée autour de Jésus dans l’attente des biens spirituels.
Mais maintenant, à la fin de cette journée, une fois que Jésus a pu enseigner cette foule, la nuit va tomber et nous passons à autre chose : après avoir assuré les besoins spirituels de cette foule, Jésus prend maintenant l’initiative de pourvoir aussi à ses besoins matériels.
Seulement, il n’y a quasiment rien à manger ; cinq pains d’orge et deux poissons, ce sont là toutes les provisions d’un jeune garçon. Mais il n’hésite pas à les donner parce qu’il a compris qu’il ne pouvait pas les garder pour lui.
Jésus prie alors son Père. Il prie non pour demander un miracle, mais pour remercier : sa prière est une prière d’action de grâce telle que les juifs avaient coutume d’en faire avant chaque repas. Et alors il se produit quelque chose qui dépasse l’entendement : avec ces cinq pains et ces deux poissons donnés sans état d’âme, toute cette foule peut manger à satiété, un repas géant qui nécessite une quantité considérable de nourriture.
Manger ne procure pas seulement du plaisir, c’est aussi une nécessité vitale, et c’est pourquoi le thème de la nourriture et des repas traverse toutes les Ecritures.
Cela commence dans le livre de l’Exode, avec la manne que Dieu donne aux Israélites lorsqu’ils sont encore dans le désert, cela continue avec des textes qui racontent contre toute attente la multiplication des vingt pains d’orge et d’un sac de grains, dans le texte du livre des Rois que nous avons lu, ou encore la multiplication de l’huile qui pourra servir à fabriquer des galettes en quantité suffisante[1]. Quant au Nouveau Testament, plusieurs multiplications des pains nous sont rapportées dans chacun des quatre Evangiles.
En France, où l’art de la table fait partie des traditions, nous ne sommes pas insensibles à tout ce qui touche aux repas. Le repas n’est pas seulement un moyen de maintenir la vie, il représente aussi une manière de vivre ensemble. En cela, il est un magnifique symbole qui renvoie à la vie : la vie qui nous est donnée par la nourriture, et la vie qui naît de la convivialité.
Comme dans les autres récits qui racontent une multiplication des pains ou d’autres denrées alimentaires, nous ne savons pas exactement ce qui se passe : l’Evangéliste ne la décrit pas dans le détail : il nous fait passer sans transition d’une action de grâce à un repas où tout le monde peut manger à satiété.
Alors que les autres Evangiles parlent de miracles, l’Evangile de Jean utilise le mot « signes ». Ce signe très parlant de la multiplication des pains est le quatrième signe dans cet Evangile qui en compte huit en tout.
Un signe part d’une réalité matérielle – ici les cinq pains et les deux poissons – pour nous faire comprendre une réalité spirituelle. Il n’est pas intéressant en lui-même, mais pour ce qu’il nous permet de comprendre.
En tant que signe, la multiplication des pains n’est pas seulement un miracle parmi d’autres : la multiplication des pains annonce les rencontres régulières que les croyants de la première Eglise feront autour d’un repas fraternel, ces repas qui prendront rapidement un sens sacramentel en devenant ce que nous connaissons aujourd’hui dans le partage du pain et du vin.
La fonction de tout sacrement, c’est de prendre le relai des signes. Dimanche après dimanche, le sacrement de la sainte Cène perpétue pour nous ce signe initial de la multiplication des pains. Il continue à nous nourrir au fil des jours, mais il ne s’agit plus s’une nourriture matérielle : nous ne mangeons qu’un petit morceau de pain et nous ne buvons qu’une petite gorgée de vin, symboles d’une nourriture spirituelle.
Cette nourriture spirituelle nous est particulièrement nécessaire dans un monde qui, en se focalisant de plus en plus sur les questions matérielles, est en train de devenir toujours plus un désert spirituel.
C’est pourquoi il est important que nous donnions toute leur place aux sacrements, et notamment au sacrement de la sainte Cène. Donner tout sa place au sacrement, c’est éviter de banaliser cet événement en lui donnant toute la solennité qui convient, pour qu’il soit en mesure de nous parler avec justesse des vérités spirituelles. Car un sacrement parle des choses spirituelles, mais il le fait par l’intermédiaire d’éléments matériels. Le choix des objets, leur disposition et l’attitude de chacun nous parlera alors de beauté et de dignité.
Dans la multiplication des pains rapportée par l’Evangile de Jean, c’est Jésus qui est à l’initiative de tout, les disciples ne font absolument rien. Dans cet acte fondamental, les disciples restent au second plan, car l’être humain n’est qu’un intermédiaire, il n’est pas en mesure de donner une nourriture spirituelle : seul le Christ peut dispenser la vraie nourriture spirituelle.
Ce quatrième signe de la multiplication des pains rapporté par l’Evangile de Jean est capital, dans la mesure où il renvoie à ce qui est devenu pour nous un sacrement. La célébration de la sainte Cène que nous allons partager tout à l’heure est un signe plus grand que la multiplication des pains : il est ce signe qui maintenant, au fil des jours, va soutenir notre foi.
Ce pain et ce vin de la sainte Cène, que nous prenons dimanche après dimanche, nous rappelle, par la symbolique du repas, que la vraie nourriture est spirituelle et qu’elle nous réunit tous ensemble dans une communion fraternelle.
Amen.
Bernard Mourou