Matthieu 18, 21-35 – Donner libre cours à sa vengeance

 

Pasteur Bernard Mourou

Nous avons tous, un jour ou l’autre, subi des torts, plus ou moins graves. C’est la vie et personne n’est épargné. Quand on subit un tort, on ressent d’abord un profond malaise. Et puis souvent, on est très vite pris par l’envie de se venger. Reconnaissons-le : la vengeance soulage. Mais elle envenime les choses.

Ce n’est pas nouveau : le livre de la Genèse en parle déjà. Ce récit, qui fait référence à des temps immémoriaux, traite de cette question avec ce qui nous est présenté comme le premier meurtre dans l’histoire de l’humanité. C’est l’histoire de Caïn et Abel. Alors qu’un dialogue n’arrive pas à se mettre en place entre les deux frères, Caïn devient un meurtrier. Commence alors pour lui une vie d’errance. Toutefois, il obtient de Dieu la garantie d’une protection : dans le cas où quelqu’un attenterait à sa vie, il entend Dieu lui promettre de le venger 7 fois. Mais Lémek, son lointain descendant, décrétera de lui-même d’étendre cette vengeance à 77 fois. Ce récit, qui joue avec la symbolique des chiffres, met l’accent sur le fait que le désir de vengeance n’est jamais assouvi et qu’il nous fait entrer dans une spirale infernale.

Revenons maintenant à notre texte d’évangile. Concernant la symbolique des nombres et en écho au récit de la Genèse, il n’est plus question de se venger 77 fois, mais de pardonner 77 x 7 fois. Le prétexte de cette surenchère est cette question de Pierre : Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? 

Dans le judaïsme de l’époque, les religieux avaient l’habitude de discuter à l’infini sur de nombreuses questions, et notamment sur le nombre de pardons que chaque fidèle était tenu d’accorder. Le point de vue dominant a été résumé ainsi par Rabbi Yosé : Si quelqu’un pèche une, deux ou trois fois, on lui pardonne, mais pas s’il pèche quatre fois. En général, on allait effectivement jusqu’à 3 fois, le chiffre le premier chiffre parfait. C’était redoutable : une fois que l’on avait fait le décompte des pardons accordés, on pouvait donner libre cours à sa vengeance, en tout bonne conscience, avec la bénédiction de Dieu en quelque sorte.

La religion facilitait donc la vie sociale par la dissuasion : sous la menace, le fauteur de trouble était encouragé à abandonner son comportement, et c’était certainement efficace. S’il n’allait pas trop loin, il pouvait obtenir le pardon, mais s’il dépassait les limites, tant pis pour lui : il savait que le refus du pardon l’attendait comme un couperet.

Quant à la question que Pierre pose à Jésus, reconnaissons alors  qu’elle révèle un énorme progrès pour deux raisons : Pierre ne se situe plus dans le contexte de la vengeance propre au récit de la Genèse. Nul doute que son compagnonnage avec Jésus a dû lui faire comprendre l’importance du pardon. C’est pourquoi il renchérit, tout en conservant la même logique : il passe de 3 à 7, le chiffre 7 ayant l’avantage, comme le chiffre 3, d’être lui aussi un chiffre parfait renvoyant au Divin. Rendons-nous bien compte qu’il a plus que doublé le chiffre qui valait comme norme. Avec cette question, lui-même pensait sans doute faire preuve d’audace et de générosité. Peut-être avait-il même la volonté de briller devant les autres apôtres.

7 est un chiffre précis. Pierre montre qu’il aime que tout soit bien défini. L’être humain est souvent plus à l’aise avec des demandes exigeantes mais précises, qu’avec des attentes modestes mais floues. Quand tout est bien délimité, on a l’impression de garder le contrôle de la situation. Si on remplit le contrat, si on répond aux exigences, on obtient en retour une légitimation. C’est sécurisant, car rien n’est plus inconfortable que l’incertitude. Alors, même s’il faut aller jusqu’à 7, eh bien, allons-y : de toutes façons, il viendra bien un moment où l’on aura fait tout ce qu’il faut pour : être en règle avec Dieu, ce moment où l’on pourra donner libre cours à ses pulsions vis-à-vis de l’abominable pécheur qui nous a fait du tort.

Jésus aurait pu simplement répondre à Pierre par l’affirmative : « Oui, tu peux même aller jusqu’à 7 fois ». Mais non, il lui répond par une histoire, comme il en a l’habitude, une histoire qui va le lui faire sa manière de penser : l’histoire d’un homme qui avait une dette de 10 000 talents, 66 millions de pièces d’argent, et à qui, contre toute attente, son créancier va lui remettre sa dette ; mais cet homme a lui aussi prêté de l’argent à quelqu’un, qui lui doit 100 deniers, 100 pièces d’argent. 66 millions de pièces d’argent contre 100 pièces d’argent.

Car 10 000 talents, ce n’est pas une petite somme. 10 000 talents, cela équivaut, au taux de change actuel, à 9 milliards d’euros. Et contre toute attente on fait grâce à cet homme de cette somme énorme. Quant à son débiteur, il ne devrait aujourd’hui que 7 000 euros. Qu’est-ce que 7 000 euros en regard de 9 milliards ? Cet homme à qui on a remis sa dette aurait pu prendre modèle sur son généreux créancier. Mais non, il reste inflexible, impitoyable : il  exige que son débiteur lui rembourse jusqu’à la dernière pièce.

Par ce récit, Jésus montre à Pierre que sa question est mal posée. En effet, demander combien de fois on doit pardonner, c’est poser une limite au-delà de laquelle on pourra donner libre cours à sa vengeance, c’est continuer à tenir les comptes des offenses qui nous ont été faites, c’est entrer dans des comptes d’apothicaires qui ne font que reculer le moment de la vengeance.

Lémek voulait se venger 77 fois, c’est-à-dire beaucoup plus que Caïn. Non seulement Pierre est invité à pardonner au lieu de se venger, mais il est invité à pardonner 77 x 7 fois, c’est-à-dire 7 fois plus que le nombre auquel Lémek était arrivé dans sa surenchère. Et là, il ne sert plus à rien de calculer le résultat de cette multiplication. Car pardonner 77 x 7fois, ce n’est pas appliquer une règle de plus. 77 x 7 fois, cela signifie qu’il n’y a plus de limite au pardon et qu’il n’y a plus à tenir les comptes des torts qui lui ont été faits. 

Mais alors, vous direz peut-être : Non seulement j’ai subi un préjudice, mais en plus, c’est à moi qu’on demande quelque chose ! C’est vraiment injuste ! On ne peut même pas se défouler dans une rancune jubilatoire, en exprimant toute sa haine, en lançant tout son fiel à la tête de ceux qui m’ont causé du tort… ce membre de ma famille… cette personne dans la paroisse… cet ami… ce collègue… ce voisin… cet inconnu… Et alors, en tant que victime, nous devrions être privés même de ce défoulement que promet la vengeance ?… N’est-ce pourtant pas tout ce qui nous reste quand on nous a causé du tort ? Faut-il donc être doublement victime ? Faut-il se résoudre à la loi du plus fort ? Dieu se placerait-il du côté des méchants ?

En fait, la vengeance est trompeuse. Celle de Lémek ne pouvait rien lui apporter, sinon une satisfaction passagère et malsaine. Dans la proposition de Jésus, au contraire, le cycle infernal de la vengeance est remplacé par le cycle infini du pardon. Certes, le pardon ne répond peut-être pas à toutes nos questions, et certainement pas à la question du mal. Mais une chose est sûre : le pardon nous permet de vivre moins mal. Il permet de laisser la vie aller son cours. Le verbe grec veut dire littéralement laisser aller. Ce récit d’Evangile nous présente le pardon comme une dynamique. Il permet de rester dans la vie. En cette année où nous avons choisi pour thème le pardon, nous sommes invités à faire du pardon une habitude qui permettra la circulation de la vie.

Amen

 

 

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