Notre texte nous raconte un épisode peu glorieux du peuple hébreu dans sa traversée du désert.
Les Israélites ont quitté l’Egypte et ils marchent dans le désert depuis environ deux mois. Aujourd’hui, le désert est devenu une destination touristique. Marcher dans le désert, se ressourcer dans les grandes étendues silencieuses, à la beauté simple et dépouillée, c’est une manière nouvelle et originale de passer ses vacances.
Mais ces images que nous avons du désert nous viennent du Sahara. Ici, dans notre texte, il faut nous représenter un environnement complètement différent : non pas un désert de sable avec des dunes aux courbes harmonieuses, mais un désert de pierres, un paysage âpre et chaotique, sans réelle beauté. Le seul point commun avec le Sahara, c’est un soleil accablant et un ciel rendu oppressant par l’absence de nuages.
En Egypte, les Israélites avaient une vie pénible. Les corvées prenaient tout leur temps et toute leur énergie. Mais un jour, Moïse est venu et leur a donné un espoir, l’espoir de la liberté, il leur a fait entrevoir un autre avenir.
Et puis le moment tant attendu est arrivé, ils ont enfin pu quitter la terre d’Egypte, Ils étaient enfin libres. Mais leur nouvelle liberté est venue se heurter à des conditions de vie précaires et éprouvantes. Certes il n’y a plus de corvées imposées par les Egyptiens, mais la fatigue est toujours là, avec en plus, le risque de mourir de faim et de soif. En fait, les Israélites sont passés d’un problème à un autre, et beaucoup commencent à penser que, décidément, ils ne s’en sortiront jamais.
Oui, le doute les gagne. Ont-ils vraiment eu raison de faire confiance à ce Moïse qui les a entraînés dans cette aventure ? Il n’y a rien de pire qu’un espoir déçu. On est prêt à beaucoup de sacrifices tant qu’on garde l’espoir d’un avenir meilleur, mais quand on est si accablé par les soucis du quotidien, on ne peut même plus imaginer qu’au bout il y aura la terre de la promesse. D’une certaine manière, la vie en Egypte était sans doute moins difficile, dans la mesure où l’espoir ne les avait pas encore quittés.
Ces difficultés, les Israélites les avaient rencontrées dès le début de leur périple : après trois jours de marche, ils avaient eu soif ; alors ils avaient récriminé une première fois, et Dieu les avait conduits dans un oasis, l’oasis d’Elim, un lieu emblématique avec ses soixante-dix palmiers ; ils avaient retrouvé courage, mais ils avaient dû repartir de là et l’oasis d’Elim n’avait vite été plus qu’un souvenir qui soulignait encore plus cruellement l’âpreté du désert. Alors ils s’étaient plaints une nouvelle fois, et Dieu leur avait donné la manne.
Dans ce désert, les Israélites vivent dans une grande précarité : tantôt ils ont de l’eau, tantôt ils n’en ont pas. Ils ne maîtrisent rien et tout est aléatoire. Et ils éprouvent maintenant une véritable exaspération. Alors ils vont trouver leur chef, ils vont trouver Moïse pour qu’il résolve leur problème : celui qui a fait tous ces prodiges avec son bâton devant le Pharaon doit bien avoir la solution.
Mais ils oublient une chose : Moïse aussi vit la même situation qu’eux et lui aussi est exaspéré. Non seulement il partage le même sort que le peuple, mais en plus il en a la lourde responsabilité. Alors quand il répond au peuple, Moïse ne fait pas preuve de toute la psychologie voulue. Le ton monte et la situation dégénère. Moïse se sent remis en question et il répond par l’agressivité : Pourquoi me cherchez-vous querelle ?
Il faut dire que les Israélites attribuent une intention malveillante à Moïse, et par la même occasion à Dieu lui-même. Ils remettent en question l’aventure dans laquelle ils sont engagés, ils soupçonnent chez Dieu une intention malveillante : Pourquoi nous as-tu fait monter d’Égypte ? Était-ce pour nous faire mourir de soif avec nos fils et nos troupeaux ?
Jusque-là, le texte se contentait de rapporter les récriminations du peuple, mais ici, il insiste par deux fois sur le fait que cette fois-ci les Israélites ont cherché querelle et ont mis le Seigneur à l’épreuve. Et c’est la clé pour comprendre ce texte. En hébreu, le verbe employé ici signifie aussi « tester ». Tester, c’est connaître tout de quelque chose. Quand une marque teste un produit avant de le mettre sur le marché, c’est pour en connaître les performances et les limites.
Ce verbe apparaît à d’autres endroits dans ce livre de l’Exode, mais c’est toujours Dieu qui « teste » le peuple[1], c’est le peuple qui est l’objet du test. En revanche, ici dans notre passage, il y a une inversion des rôles : ce n’est pas le peuple qui est l’objet du test, c’est Dieu.
Après tout, on pourrait se demander pourquoi ça ne marcherait pas dans les deux sens. Si Dieu teste les Israélites, pourquoi eux n’en feraient-ils pas autant de leur côté ?
Le problème, c’est qu’en agissant ainsi le peuple fait alors de Dieu son égal. C’est comme s’ils provoquaient Dieu, comme s’ils lui disaient : « Est-ce que tu nous aimes oui ou non ? Et si tu nous aimes alors agis de telle et telle manière, montre-nous que tu es Dieu ». En fait, cela revient à se mettre sur le même plan que Dieu, cela revient à enfermer Dieu dans le rôle qu’on attend de lui, à mettre la main sur lui comme on le ferait pour une idole. On sait que le propre de l’idole c’est qu’on l’a fabriquée soi-même et qu’on en a la totale maîtrise. Or la vocation du peuple d’Israël, c’est justement de combattre les idoles.
Dans les difficultés de nos vies comme dans les difficultés du monde actuel, la foi consiste à tenir ces deux choses ensemble : Dieu nous aime, et en même temps il n’agit pas toujours comme nous l’attendrions.
Oui, Dieu reste dérangeant, déroutant. Il reste Dieu. Et chaque fois que nos attentes sont déçues, nous nous trouvons devant un choix : ou bien nous démissionnons et nous montrons alors que notre engagement était conditionnel, dépendant des circonstances, ou bien nous persévérons à vivre dans la confiance. C’est cette seconde voie qui conduira un jour les Israélites, une génération plus tard, une fois que la génération rebelle aura disparu, à voir la terre de la promesse.
C’est un fait : dans nos vies et dans la vie du monde, Dieu reste souvent incompréhensible. Mais parce que nous savons en qui nous croyons, nous savons que les circonstances n’auront pas le dernier mot sur notre foi.
Amen.
Bernard Mourou