Pasteur Bernard Mourou Diviser pour régner, c’est une devise bien connue, un moyen parfois efficace pour arriver à ses fins. Mais vous conviendrez avec moi qu’il s’agit d’une pratique détestable. C’est pourtant ce que fait le roi dont il est question ici : il ne rassemble pas son peuple, il le divise. Le week-end dernier s’est tenu notre synode régional, comme vous le savez sur le thème de la Bible. La synthèse du questionnaire fait ressortir que les paroisses de la région PACCA, comme notre propre paroisse de Haute-Provence, trouvent que la lecture de la Bible est parfois facile et parfois difficile et demande des outils pour être lue et comprise, c’est pourquoi nous avons parmi nous aujourd’hui Katharina Schächl, responsable de Théovie. Personne ne contestera que le sens de notre texte n’apparaît pas clairement et que nous avons affaire à un texte difficile. C’est une scène de jugement. Elle nous rappelle peut-être les tableaux religieux des siècles passés et ces représentations du paradis et de l’enfer qui ont modelé notre imaginaire collectif. L’Eglise a parfois vu dans ce texte une incitation à bien agir pour être en mesure d’éviter l’enfer. Si nous suivons cette logique, il y aurait les bons chrétiens d’un côté et les mauvais de l’autre, selon le comportement de chacun pendant cette vie. Je crois que tous, nous avons déjà eu un regard pour les nécessiteux, et que tous, il nous est aussi arrivé de détourner d’eux notre regard. Oui, nous nous sommes tous retrouvés dans ces deux cas, et si nous sommes d’un naturel optimiste, nous nous verrons du côté des bons, si nous sommes pessimistes, aurons du mal à voir dans ce texte une bonne nouvelle, à moins que nous ne restions dans une incertitude inconfortable. Pour nous protestants, une telle lecture nous gêne – en tous cas elle devrait nous gêner : ne disons-nous pas que nous sommes sauvés par la foi seule, sans le moyen des œuvres ? Alors que faire d’un tel texte ? Je vous invite à oublier les interprétations que nous avons à l’esprit pour explorer de nouvelles pistes en allant vers ce qui nous surprend dans ce texte. Pour ma part, une chose qui me surprend, c’est que les bénis du Père ont perdu la mémoire : Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif, être nu, étranger, malade ou en prison ? Derrière la personne qui avait faim, derrière celle qui avait soif, derrière celle qui était nue, derrière celle qui était malade, derrière celle qui était en prison, ils n’ont pas vu le Christ. En cela, ils ne se distinguent pas des autres. Pourquoi ni les uns ni les autres ne l’ont vu ? Ils ne l’ont pas vu parce que Jésus est venu s’identifier à ces plus petits au point de se confondre complètement avec eux. Avec ce constat, une nouvelle piste de lecture s’offre à nous. Pour cela, replaçons cet Evangile dans son contexte : il a été rédigé dans les années 80-85, c’est-à-dire à une époque marquée par la récente destruction du Temple de Jérusalem par les troupes romaines, en 70, donc 10-15 ans plus tôt. Cette catastrophe oblige le judaïsme à se repenser. Il se reconstitue autour des seuls pharisiens et de leurs synagogues, puisque la caste sacerdotale des sadducéens a disparu avec le Temple. Pour permettre au judaïsme de survivre dans cette période de crise, les pharisiens renforcent sa cohésion interne en excluant les courants marginaux, parmi lesquels les disciples de Jésus. Dès lors, les chrétiens d’origine juive – c’est à eux que s’adresse l’Evangile de Matthieu – n’ont plus la vie facile, ils sont fragilisés. Ils peuvent alors s’identifier sans problème à ceux qui ont faim et soif, à ceux qui sont nus, malades et en prison. Mais dans leur situation de fragilité, il leur arrive de trouver de l’aide et elle leur vient parfois de personnes extérieures à l’Eglise. Il y a deux mille ans comme aujourd’hui, faire preuve d’humanité n’a jamais été l’apanage des seuls chrétiens. Si donc ces plus petits, à qui Jésus est venu s’identifier, c’étaient en premier lieu les croyants, les disciples du Christ, ceux qui s’identifient à lui ? Pour affirmer cela, je m’appuie sur un autre texte de ce même Evangile, au chapitre 10 et au verset 42, que je vous lis : Celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense. Qui sont ces petits ? L’Evangéliste nous le dit clairement : ce sont les disciples du Christ. Nous tenons là une nouvelle piste d’interprétation. Ce qui est alors central, ce n’est pas une action pour obtenir son ticket pour le paradis, comme ces dames patronnesses qui faisaient la charité pour faire leur salut, non, ce qui est maintenant central, c’est cette attitude d’humilité qui traverse tout l’Evangile et qui été le fait de Jésus lui-même. Que ces personnes qui auront pris parti pour les chrétiens persécutés, qu’elles soient chrétiennes ou non, sans le savoir, auront accueilli Jésus-Christ. Ne sommes-nous pas en effet, tour à tour, ceux qui apporte une aide et ceux qui ont besoin d’une aide ? Nous n’avons donc plus affaire à un texte inquiétant ou culpabilisant, mais à un texte qui valorise l’humilité et reste cohérent avec l’Evangile. Car si nous réfléchissons, c’est bien l’humilité qui caractérise le disciple de Jésus, ou qui devrait le caractériser, comme elle caractérise Jésus, même comme ici lorsqu’il apparaît en gloire. Nous n’avons pas affaire ici à un texte culpabilisant qui nous incite à nous demander si nous sommes du bon côté, mais à un texte qui insiste sur le souci du faible, du plus petit, parce qu’il est un signe, un rappel vivant des limitations auxquelles nous sommes tous confrontés. Il ne s’agit pas de faire la charité dans une attitude supérieure ou intéressée : les bénis du Père ont agi sans connaître la portée de leur geste et ils sont tout étonnés de l’honneur qui leur est fait. Nous le voyons, ce texte nous parle de ce qui est au cœur de l’Evangile : recevoir gratuitement et donner gratuitement. Il nous encourage à ne pas nous détourner des plus petits en tant qu’ils sont identifiés au Christ : Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. Amen |