Où demeures-tu ? avaient demandé les premiers disciples au tout début de cet Evangile selon Jean[1]. La réponse de Jésus vient seulement maintenant, à la fin de l’Evangile, juste avant la Passion.
Au début de notre passage, Jésus a les yeux levés vers le ciel. Le ciel renvoie à la fête de l’Ascension que l’Eglise universelle a fêtée jeudi dernier. Jésus-Christ est désormais à la fois au-dessus et dans toutes les créatures.
Ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient eux aussi avec moi, et qu’ils contemplent ma gloire, celle que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde.
Dans la langue hébraïque, le terme gloire ne renvoie pas aux honneurs, mais à la notion de poids : La gloire empêche de disparaître en s’envolant avec le vent.
Désormais, ce n’est plus dans le Temple de Jérusalem que réside la gloire de Dieu : c’est dans cette communauté des croyants qui est en train de naître, c’est dans cette relation des uns avec les autres. La gloire de Dieu n’est pas tributaire des affects : elle ne renvoie pas le croyant à lui-même, mais à sa relation avec les autres.
Cette fête de l’Ascension ouvre sur un horizon d’espérance : elle ouvre sur le ciel et sur l’avenir. Mais cet avenir n’est pas fondé sur un élan mystique qui serait déconnecté de la réalité. Non, l’avenir, a un caractère tout à fait concret : cet avenir, c’est le temps historique de l’Eglise qui s’ouvre dans cet instant.
Aujourd’hui, notre pays fête le mai, la victoire non pas d’un peuple sur un autre peuple, mais la victoire de l’humanisme sur la barbarie.
La fin de l’Evangile inscrit l’Eglise dans l’histoire avec un grand H. L’Eglise ne peut pas s’abstraire de l’histoire et de la culture car si elle le faisait, elle méconnaîtrait sa nature et le message qu’elle est appelée à transmettre, qui est que le Fils de Dieu est venu dans notre monde et s’est incarné. Une Eglise qui ne s’inscrirait pas dans l’histoire et dans la culture de son temps serait une Eglise qui, consciemment ou non, refuserait l’Incarnation.
Jésus est venu dans notre monde, il a partagé notre condition humaine, et après sa mort son message a été confié à des êtres humains ni plus ni moins fiables que vous et moi. Mais cela n’a pas empêché ce message de nous parvenir.
Si l’Eglise est inscrite dans l’histoire, cela veut dire qu’elle va en connaître toutes les vicissitudes, toutes les turpitudes.
Et quand nous regardons le passé, effectivement, cette réalité ne fait aucun doute : nous voyons des compromissions avec le pouvoir politique, dès l’Eglise constantinienne du IVe siècle, nous voyons des persécutions, dont l’inquisition est un des épisodes tragiques qui a marqué la mémoire protestante – mais aussi la mémoire d’autres minorités –, nous voyons souvent la trahison du message évangélique, qui aurait dû un message d’amour.
Oui, l’Eglise a souvent failli. Et comment pourrait-il en être autrement, dans la mesure où le message évangélique de l’Incarnation s’est lui-même incarné ?
Et nos Eglises protestantes ne font pas exception, même si en France nous avons le sentiment de n’avoir été que des persécutés. Oui, les Eglises protestantes aussi ont pu, à certains moments de l’histoire, être compromises avec le pouvoir politique ou se trouver du côté des persécuteurs : par exemple, en Grande-Bretagne, ce sont surtout les protestants qui ont persécuté les catholiques, et en Afrique du Sud, l’Eglise protestante a soutenu activement l’apartheid.
Mais ne condamnons pas trop hâtivement ces protestants d’un autre temps : nous ne savons pas comment les générations futures nous jugeront.
Ce qui fonde l’Eglise, ce ne sont pas des critères moraux, mais des critères théologiques. L’Eglise s’appuie sur Jésus-Christ, qui a été aimé dès avant la fondation du monde. Cette Eglise imparfaite, pécheresse et pardonnée, a donc un fondement sur lequel ses ennemis n’ont pas de prise.
Et puis il faut être juste : tout n’est pas sombre dans l’histoire de l’Eglise. Nous y trouvons aussi des moments admirables, et de grandes figures, qui peuvent inspirer notre foi.
Cette Eglise imparfaite, pécheresse et pardonnée est en marche. Et elle est en marche vers l’unité : qu’ils deviennent parfaitement un, c’est ainsi que se poursuit la prière de Jésus.
L’œcuménisme n’est donc pas une option. Ce n’est pas non plus une utopie irréalisable, parce que cette Eglise, qui est totalement inscrite dans les réalités du monde, est aussi l’œuvre de Dieu. L’unité vient quand dans l’Eglise chacun a sa place et l’occupe vraiment.
Mais cette nécessité de l’unité ne vise pas à favoriser l’entre-soi dans l’Eglise. Nos Eglises n’ont pas pour vocation de devenir des clubs agréables où nous pouvons converser avec des gens qui pensent comme nous, mais leur véritable vocation, c’est d’avoir un impact autour d’elles.
Sans ce souci de l’unité, nos Eglises n’accéderont pas à la gloire de Dieu dont parle Jésus à ses disciples. Sans ce souci d’unité, nos Eglises seront des endroits tristes et poussiéreux qui n’attireront personne. Sans ce souci de l’unité, une Eglise, quelle qu’elle soit, n’a pas d’avenir et finira par dépérir.
Cette unité n’est pas la volonté d’une mise en bon ordre, c’est même tout le contraire. L’unité dans l’amour ne conduit jamais ni à l’uniformité, pas plus d’ailleurs qu’à l’anarchie, mais elle conduit à la diversité harmonieuse. Raphaël Picon, qui nous a quitté prématurément, disait que la Parole de Dieu faisait de l’un avec du multiple, de transformer des oppositions en contrastes, de conjoindre et de réunir ce qui auparavant était disjoint et isolé[2].
C’est cette harmonie respectueuse des différences que nous sommes appelés à vivre dans notre paroisse de Haute-Provence, mais aussi au-delà de notre paroisse, avec les membres des autres traditions chrétiennes présentes là où nous habitons.
Amen.
Bernard Mourou
[1] Jn 1, 38
[2] Réenchanter le ministère pastoral