Pasteur Bernard Mourou Au chapitre 11, l’évangéliste parlait déjà d’un homme sans vergogne qui n’hésitait pas à réveiller un ami en pleine nuit juste pour lui demander du pain. Et maintenant, sept chapitres plus loin, il raconte cette parabole qui met en présence une veuve et un juge. La femme formule elle aussi une requête insistante, mais cette fois-ci la demande s’adresse à un juge dont on nous dit qu’il ne respecte personne. Ces deux passages développent finalement la même idée. Dans n’importe quelle société, le juge exerce un rôle capital. C’est la justice d’un pays qui détermine ce qui est important et ainsi façonne une société. Un commentaire rabbinique déclare : Si vous voyez une génération frappée de beaucoup de troubles, allez donc examiner les juges : toutes les adversités qui surgissent dans le monde sont dues uniquement à eux. On dirait un texte écrit tout exprès pour la France de 2019. L’autre personnage est cette veuve, dont nous pouvons sans peine comprendre le désarroi, puisque finalement elle a deux ennemis : la personne avec laquelle elle est en procès et ce juge ignoble qui la considère comme quantité négligeable. En plus, son statut de veuve la rend particulièrement vulnérable. A une époque où la sécurité sociale n’existait pas et où, sur le plan financier, la femme dépendait exclusivement de son mari, une veuve appartenait à la catégorie sociale la plus précaire. Sans aucune ressource, les veuves vivaient souvent dans l’indigence. En prenant un juge et une veuve comme personnages de sa parabole, l’évangéliste présente deux symboles en opposition : celui de la toute-puissance et celui de la fragilité absolue. Quoi qu’il en soit, avec cette veuve il ne cherche pas à nous attendrir, car à sa manière elle est aussi antipathique que celui dont dépend sa cause. Son attitude n’est pas celle d’une victime : elle agresse le juge. Cela n’apparaît pas dans nos traductions, qui affadissent le texte, sauf dans celle de Chouraqui, qui a cette expression : de peur qu’elle ne vienne me pocher un œil. Incontestablement, cette femme a du caractère et sa demande est devenue obsessionnelle. Elle a l’assurance d’être dans son bon droit et comme elle est têtue, elle ne lâchera rien. Dans sa Fable Le lion et le moucheron, La Fontaine raconte l’histoire d’un minuscule moucheron qui rend fou un lion en lui piquant tantôt l’échine, tantôt le museau, tantôt entre le fond du naseau, au point de l’épuiser complètement et finalement de l’abattre. C’est ce que fait cette pauvre veuve avec ce juge. Finalement, elle parvient à ses fins. Pourtant, au début de notre parabole, personne n’aurait misé sur elle. Sa cause était fort mal engagée : la seule personne auprès de qui elle aurait pu trouver de l’aide est ce juge corrompu indigne de sa fonction, sans foi ni loi, qui ne considère que son propre intérêt. Mais elle a compris que là réside justement son point faible. Alors c’est à cela qu’elle va s’attaquer. Comment ? Un tel homme pourrait être soudoyé avec de l’argent. Mais cette veuve n’en a pas. Il lui faut donc trouver autre chose. Alors elle va adopter la seule stratégie qui convient pour ce genre de personnage, la seule qui peut vaincre un individu attaché à son confort et plein de morgue : elle va lui casser la tête, comme le dit notre passage dans le texte original, et cela jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. L’Evangile nous donne cette femme peu avenante comme un modèle de foi. Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? Nous le savons, nous en faisons tous l’expérience, les résultats de nos prières sont souvent aléatoires et incertains. Devant cette difficulté, une réaction possible est de laisser tomber et de passer à autre chose. C’est ce qu’a fait l’apôtre Paul, qui dit aux Corinthiens avoir finalement accepté sa mystérieuse « écharde dans la chair ». Mais cette parabole nous invite à une autre attitude. Elle défend l’idée que la foi est indissociable de la persévérance, et même de l’entêtement, et que parfois il ne faut rien lâcher. Comme cette veuve, mais aussi comme Moïse sur sa colline dans notre première lecture, ce texte nous invite, quand rien ne se passe et que Dieu semble ne pas entendre ce que nous lui disons, à ne jamais cesser de l’interpeller, et même à ne pas hésiter à l’importuner. C’est de cette manière, par une obstination sans faille, que cette veuve, qui avait tout contre elle, même le juge, est pourtant parvenue contre toute attente à gagner son procès. Sa manière de faire est à la portée de tous. Y a-t-il aujourd’hui, y aura-t-il demain, des hommes et des femmes capables de la même ténacité que cette veuve ? C’est sur cette question que se termine notre parabole. Elle se pose aussi à chacun de nous ce matin. Amen
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